Analyse : Les représentations des corps obèses

L’obésité dans Une forme de vie d’Amélie Nothomb, La Danse juive de Lise Tremblay et cinq tableaux de Fernando Botero  

Dûment étudié et représenté dans l’art depuis l’époque de la Grèce antique, le corps est une figure très importante pour les artistes. Depuis les tout débuts de l’art jusqu’à aujourd’hui, on y retrouve beaucoup d’idéalisation du corps de l’homme. Mais qu’en est-il des corps malades et difformes qui ne respectent pas les règles de la perfection humaine de Vinci? C’est la question que je me suis posée. Les romans Une forme de vie d’Amélie Nothomb (2010) et La Danse juive de Lise Tremblay (1999) mettent en scène des personnages obèses et mal dans leur peau. Dans le premier, il est question d’un homme qui, pour attirer l’attention d’Amélie, se fait passer pour un soldat irakien. Pourtant, il n’est qu’un obèse exclu de la société qui habite dans l’entrepôt à pneus de ses parents à Baltimore et avec pour seul ami, un ordinateur. Le deuxième roman raconte l’histoire d’une joueuse de piano obèse dans une école de danseuses. Elle est confrontée au regard des autres et a un passé difficile en rapport avec son obésité et sa famille. Les personnages seront donc comparés sur le plan psychologique. Les regards que porte la société sur les personnages obèses et la relation que ces derniers conservent avec la nourriture seront des aspects également étudiés. De plus, il est intéressant de voir le côté plus positif des rondeurs et de la féminité. C'est pourquoi il sera  question, à la fin de mon analyse, de l’étude de cinq tableaux de Fernando Botero. Ainsi, un portrait plus général sera dressé sur l’obésité dans la littérature et dans la peinture et ce, d’un angle positif et d’un angle négatif.   


L’obésité, vivre avec soi-même
Dans le premier roman, Amélie Nothomb raconte l’histoire de Melvin, un homme militaire qui correspond avec elle. Il lui fait part de sa maladie, soit l’obésité. Melvin est mal dans sa peau et il fait face au premier sentiment de trahison défini par Georges Vigarello[1]. Ce sentiment est celui de la « désignation », l’obèse se rend compte qu’il est gros et qu’il se fait désigner ainsi par la société. Ce sentiment entraîne souvent une diminution de l’estime de soi. Melvin est à la guerre et pour atténuer sa douleur face à l’obésité, il raconte qu’il mange afin d’oublier les atrocités de la guerre : « Peut-être la graisse est-elle le moyen que j’ai trouvé pour inscrire dans mon corps ce mal que j’ai fait et que ne sens pas.[2] » Par ce passage, on comprend que, pour Melvin, la graisse se dresse comme barrière entre lui et le monde et lui rappelle tout le tort qu’il a causé dans cette guerre.

Pour atténuer le regard négatif et dégoûté qu’il se porte, Melvin raconte à Amélie qu’il a nommé sa graisse « Schéhérazade », la considérant comme une femme vivant avec lui : « J’ai horreur de mon obésité, mais j’aime Schéhérazade. La nuit, quand mon poids oppresse ma poitrine, je pense que ce n’est pas moi, mais une belle jeune femme allongée sur mon corps.[3]» Suite à ces deux déclarations, Amélie propose au soldat une vision artistique de son propre corps. Afin de mieux s’accepter en tant qu’obèse, il adopte l’idée. Cependant, vers la fin du roman, Melvin avoue à Amélie qu’il a menti. Il lui dit qu’il souffre bel et bien d’obésité, mais qu’il n’est pas en Irak à la guerre. Celui-ci est plutôt enfermé dans l’entrepôt à pneus de ses parents : « Vivre à temps plein sur internet crée une telle sensation d’irréalité que cette nourriture dévorée pendant des mois n’avait jamais existé. J’étais un gros privé d’histoire et en tant que tel, je jalousais ceux incorporés dans la grande Histoire.[4]» Ce désir de rendre sa vie intéressante, afin que quelqu’un s’intéresse à soi, est aussi un problème psychologique auquel les obèses font souvent face, devant le désir d’avoir une meilleure vie. Ils sont parfois prêts à l’inventer de toutes pièces. 

            Pareillement, dans La Danse juive de Lise Tremblay, le personnage de la narratrice du roman est mal dans sa peau : « J’entre dans le bain. Je vois mon corps mais je me force à l’ignorer. Mes seins lourds tombent sur mon ventre. Les marques de mon soutien-gorge sont à jamais tracées sur la peau de mes épaules. Mes hanches sont striées de veines bleues.[5] » Par cette description au style sec et cru, le lecteur peut facilement identifier le dégoût que le personnage ressent en se regardant.  Cependant, bien qu’elle souffre d’une grave obésité, la femme ne veut pas être sauvée de son état d’obésité, elle le dit d’ailleurs à son ami Mel, également obèse et suivant des traitements pour maigrir: « Je lui dis que je ne veux pas être sauvée, je garderai de lui le souvenir de son odeur et celui de sa voix qui traverse mon ventre. [6]» La femme de La Danse juive  fait face au troisième sentiment de trahison que vivent souvent les obèses, soit celui de la double identification. Ce concept de Georges Vigarello explique que l’obèse est conscient de sa condition et voudrait bien changer. Cependant, il s’est déjà attaché à son corps qui est devenu son identité. Il est donc difficile de quitter un corps qui est devenu le sien et qui quelque part, suite à une longue période d’adaptation, a fini par devenir confortable[7].

 Pour se déresponsabiliser de son état corporel, la narratrice de La Danse juive affirme être obèse par hérédité et sa mère est aussi du même avis : « Elle m’a toujours résumé à une explication simple. J’étais grosse comme la mère de mon père, comme beaucoup d’autres femmes de la petite ville du Nord.[8] » La graisse est significative pour la femme, car elle souligne son appartenance à sa lignée familiale. Elle a une valeur hautement plus négative, puisque les relations, dans la famille, sont déficientes. Elle n’a aucun point en commun avec sa mère et son mode de vie de banlieue. Son père, devenu auteur de téléroman riche et célèbre, ne l’appelle que pour parler des histoires qu’il va écrire et conserve une honte vis-à-vis sa fille. On peut ici observer une symétrie entre l’histoire de la fille et du père. Celui-ci, obèse, n’a jamais été aimé de sa famille et la rendait honteuse. Son père a donc coupé les ponts avec sa famille, coupant alors les liens entre la narratrice et ses oncles et tantes. D’ailleurs, celle-ci dit de ces histoires : « Elles sont gravées dans les couches de ma graisse, celle de mon père, celle de ma mère, la maison entourée de sapins, la petite ville du Nord où je ne suis presque jamais allée. Les odeurs aussi, celle de ma grand-mère, de ma tante ; ces femmes grasses exclues du monde, contentes de l’être.[9] » Durant tout le livre, les personnages n’ont aucun nom. Ainsi, cette histoire pourrait se dérouler n’importe où avec n’importe quels acteurs. Cette absence de personnification montre un côté plus inhumain de chaque personnage, tout en les rendant communs.

            Bien que Melvin Mapple, le soldat d’Une forme de vie et la narratrice de La Danse juive aient en commun l’obésité morbide et un certain malaise de vivre dans leur corps, certains aspects psychologiques sont différents entre les deux personnages. D’abord, il est évident que leur intention face à leur corps est différente. D’un côté, Melvin Mapple cherche à s’accepter avec l’art et écrit à Amélie afin d’exister pour elle : « Ce que j’attends de vous est différent. Je veux exister pour vous. Est-ce prétentieux? Je l’ignore. Si ça l’est, pardonnez-moi. C’est ce que je peux vous dire de plus vrai : je veux exister pour vous.[10] » Ainsi, il veut rendre sa vie un tant soit peu intéressante. Du côté de La Danse juive, la femme ne veut pas être sauvée de son état d’obésité, elle dit : « Mon corps me fatigue : agressé de l’intérieur par toute cette graisse jaune remplie de toxines, il cédera. Les jambes d’abord, qui ne le supporteront plus, et les organes qui s’enliseront dans cette masse gluante. Tout cela ne m’effraie pas. Dans le fond, ce que je veux, c’est pouvoir vivre cachée. [11]» Avec l’emploi des mots « agressé », « graisse jaune » et « masse gluante », l’auteure met en lumière le dégoût associé à l’obésité. Puis, à la fin de l’extrait, la femme dit clairement que cette obésité ne la dérange pas et qu’elle ne veut pas être sauvée de son état. Elle fait face au troisième sentiment de trahison et ne veut pas, ou ne peut pas, se détacher de son corps dans lequel elle a fini par trouver un certain confort. Pour comparer les deux personnages, on peut utiliser la théorie du « bon gros » et de « l’obèse » publiée par Claude Fischler dans La symbolique du gros. Fischler entend par « bon gros » une personne avec un important surplus de poids, mais qui prend plaisir à la vie, qui est souvent joyeux, gourmand et à qui l’on associe la bonhommie. Le « bon gros » souffre probablement de son obésité, mais le cache par ses blagues et son côté extraverti. « L’obèse », quant à lui, est tout le contraire. C’est celui qui est peu aimé, celui qui est malade, même dépressif. Il se retire de la société, attirant les regards malveillants des gens. En somme, c’est le « mauvais gros »[12]. Les deux personnages des romans de Nothomb et de Tremblay se rapprochent définitivement plus des caractéristiques de l’obèse. En conclusion, en ce qui concerne leur estime d’eux-mêmes et l’obésité de leur corps, les deux personnages sont très semblables.     



Le regard de la société sur l’obésité

Dans Une forme de vie, la forme épistolière du livre est une parfaite représentation de la perception de la société face aux obèses. La correspondance dans le roman peut être interprétée comme une barrière entre Amélie et Melvin, car celle-ci empêche de voir le corps de l’autre. Tout au long de roman, Amélie sait qu’elle écrit et reçoit des lettres d’un homme ayant un important surplus de poids. Pourtant, elle s’attache à lui et prend goût à ses missives. Cependant, quand Amélie reçoit la photo de Melvin nu, sa vision de lui devient tout autre : « Je ne répondis pas aussitôt à l’Américain. Je me laissai croire que c’était dans l’attente d’une réaction du galeriste. En vérité, la contemplation de cette amibe obèse m’avait intimidée. Je ne me sentais pas capable de reprendre d’emblée le ton de civilité de notre correspondance.[13]» Ce passage montre bien le dégoût et le malaise qu’a ressentit Amélie après avoir vu la photo. Déçue par sa réaction de dégoût devant le corps de son correspondant, elle décide d’aller le rejoindre et de le rencontrer pour vrai. Cet oubli du corps, par la forme épistolière, peut donc être une métaphore du regard que peut porter la société sur les gens atteints d’obésité. Les gens disent les accepter, puis une fois confrontés à eux, ils expriment un profond dégoût. Il est important de noter qu’Amélie représente une réaction contemporaine et courante face à la maladie de l’obésité. En effet, l’auteure propose une critique de l’importance de l’apparence au XXe siècle. Alors, juste avant de rencontrer Melvin Mapple, à bord de l’avion, Amélie reçoit le traditionnel carton d’entrée aux États-Unis. Elle doit déclarer ce qu’elle a en sa possession et répondre à de simples questions sur le terrorisme. Elle est alors confrontée à un choix : « Amélie, le seul moyen pour toi d’éviter de rencontrer Melvin Mapple, c’est de cocher les mauvaises cases. Tu seras déférée à la justice américaine. Qu’est-ce que tu préfères? Le train Washington-Baltimore avec l’obèse mythomane ou les très gros ennuis avec la police des U.S.A? [14]»  Elle se décide de mentir en cochant oui à la case « J’appartiens à un groupe de terroristes » et à « Possédez-vous des armes chimiques ou nucléaires? », quitte à se faire accuser de terrorisme plutôt que de rencontrer Melvin et faire face aux malaises à venir.

 De surcroit, la famille de Melvin a été présente dans la vie de celui-ci et a évidemment porté un regard sur son corps. Au début, lorsqu’il a commencé à prendre du poids, le père et la mère du personnage se sont contentés d’ignorer le problème de leur fils. Lorsqu’il fut assez gros pour être déclaré obèse, ses parents refusèrent de le voir continuer à manger et à grossir, ne voulant pas être témoin de ce gâchis : « Mes parents m’ont ordonné de maigrir. J’ai refusé. Puisque c’est comme ça, nous ne te recevrons plus à table. Nous ne voulons pas être témoins de ton suicide , ont-ils dit.[15] » Bien que le taux d’obésité soit élevé aux États-Unis, de nombreuses campagnes de sensibilisation au problème sont faites. N’ignorant pas les dangers associés à cette maladie, les parents de Melvin ont décidé de fermer les yeux pour ne pas voir leur garçon continuer à s’empiffrer, sachant très bien que c’est ce qui le conduirait à sa mort. C’est donc à cause de ses parents que Melvin est autant malheureux dans l’entrepôt à pneus de ceux-ci et qu’il est contraint de vivre à l’extérieur de la société, accroissant son mal de vivre.
      
            Pour la narratrice de La Danse juive, la honte qu’ont ses parents à son égard est présente depuis son tout jeune âge. Dès son adolescence, ses rondeurs troublent les gens et, par le fait même, rendent mal à l’aise la famille de la femme. À un certain moment, dans le livre, la narratrice raconte la honte qu’elle a fait subir à son père lors d’une soirée qu’il donnait : « Elle n’a rien à faire, un traiteur sera là. Il a tout arrangé. En même temps, il m’a regardée. Il n’a rien dit, J’étais trop grosse, plus difficile à cacher que l’accent traînant de ma mère. Il faut qu’il se résigne. [16] » Encore une fois, les phrases sèches, presque violentes servent à montrer la colère de la narratrice. Aussi, ces gens sont dégoûtés par son corps, tout en étant fascinés par celui-ci. C’est d’ailleurs le cas de l’amie du père de la narratrice. Elle décrit sa façon de la regarder :  « Son amie se croit obligée d’être gentille alors qu’elle n’arrive pas à faire le lien entre lui et cette grosse femme habillée de couleurs voyantes. Elle ne quitte jamais mon ventre du regard. Elle ne s’en rend pas compte. Elle se demande ce qu’il va en sortir, si la peau ne va pas exploser.[17]» Comme d’autres, l’amie de son père peine à détacher son regard de l’énorme corps de la femme. Cependant, la narratrice n’est pas naïve et comme elle est pleinement consciente de son état, elle imagine des conversations que les autres doivent avoir sur son apparence physique : « Personne ne parle jamais de mon poids ni de mon obésité devant moi. Il doit en être question lorsque je ne suis pas là. Des propos remplis de clichés sur les dangers de l’obésité pour la santé. [18]» Toutefois, d’autres personnages du roman, eux, portent un regard de pitié sur la femme. Par exemple, pour excuser son manque d’entrain, la narratrice dit à la professeure de chant qu’elle a des problèmes de santé : « Elle balaie mon corps des yeux. C’est la pitié qui l’emporte : elle a pitié de cette grosse femme échevelée. J’ai gagné.[19]» Au courant de la pitié qu’inspire son corps pour certains, la femme de La Danse juive a appris à s’en servir.

            En comparaison, les gens entourant les personnages des deux romans ne sont pas à l’aise avec l’idée d’obésité, à l’exception de deux amis de la narratrice de La Danse juive. On peut faire un lien entre les personnages qui sont dégoûtés des gros et la société actuelle, celle du XXIe siècle. Aujourd’hui, le culte de l’apparence est très important. Les gens paient pour aller au bronzage, à la salle de sport, chez le nutritionniste et bien plus. D'ailleurs, 42% des hommes et 47% des femmes, en Italie, souhaitent maigrir[20]. Cette importance de perfection est illustrée dans La Danse juive par le personnage de la mère. La narratrice raconte que sa mère a essayé d’empêcher son obésité : « Elle a traîné son enfant obèse chez les médecins de sa banlieue cossue qui affirmaient ne pouvoir rien faire tant que l’enfant n’aurait pas atteint la fin de sa croissance.[21] » En allant voir les médecins, la mère montre qu’elle est prête à prendre de grands moyens pour empêcher sa fille de grossir. On peut donc remarquer, autant dans La Danse juive que dans Une forme de vie, que les gens sont dégoûtés par l’obésité. Dans le second roman, Melvin dit : « Le pire n’est pas l’effort de marcher, c’est le regard des autres qui fait suer. Oui, l’épidémie d’obésité en Amérique n’a pas encore dissuadé les autres de nous regarder.[22] » Cette phrase montre bien que pour les obèses, il est encore plus souffrant d’être jugés par les autres que de subir les conséquences de leur poids sur leur corps. En conclusion, les gens ne sont pas encore capables d’accepter les différences physiques, comme l’obésité, en ce monde où le culte de l’apparence est primordial pour la réussite individuelle.   


La relation avec la nourriture

Le personnage de Melvin, dans Une forme de vie, imagine la nourriture comme une façon de créer son corps. Comme dit plus haut, il en vient à voir son obésité comme une forme de body art[23] : « Et pourtant, il peut m’arriver, en mangeant comme un fou, d’éprouver cet enthousiasme qui est, je suppose, celui de la création[24] ». Melvin compare son envie de manger de la nourriture avec la création. Cette comparaison sert à adoucir sa culpabilité face à son excès dans nourriture.  

            De plus, cette relation avec la nourriture est une relation de dépendance. Il ne peut s’empêcher de manger, car c’est rendu sa raison de vivre : « C’est pour cela que je ne parviens pas à maigrir : ma dépendance envers la bouffe est devenue invincible. Il faudrait une camisole de force (XXXL) pour m’empêcher de manger.[25] » Le mot « invincible » et la référence à la camisole de force montrent bien que le personnage est prisonnier de sa dépendance. Il est prisonnier de son corps, car il ne peut s’en départir. Melvin fait alors face au deuxième sentiment de trahison établi par Vigarello[26] Ce deuxième sentiment est celui de l’impuissance. L’obèse veut changer son corps, mais n’y arrive pas. Pour certains, des problèmes de santé les en empêchent et pour d’autres, comme Melvin, il est impossible de changer leurs habitudes. Puis, le personnage de Melvin est une fois de plus prisonnier, en ce qui concerne sa maison. Car en effet, il est contraint à habiter dans l’entrepôt à pneus de ses parents. On peut donc dire que le personnage de Melvin est prisonnier, car il l’est à la fois de sa dépendance, de son corps et de son logement. 

Pour la narratrice de La Danse juive, la nourriture est réconfortante. Alors qu’elle est exténuée et quelle doit se rendre à l’école de danse pour jouer du piano, elle dit : « Je n’ai pas le temps de prendre un bain ni de laver mes cheveux. Je passe ma main sur mon front en sueur. Je voudrais rester là, me préparer un riz chaud, y verser un œuf cru, tourner rapidement ma cuillère pour le faire cuire avant de le couvrir de fromage râpé. [27]» On comprend donc que pour la femme, le confort et le repos sont associés à la nourriture. De surcroit, elle associe les lieux où elle mange au confort et à la protection. Tard le soir, alors qu’elle est seule, la narratrice passe devant le café chinois en se demandant s’il est ouvert : « Le Chinois range sa cuisine. Sa femme dort dans un coin. La porte n’est pas verrouillée. Il me reconnaît. Pour un café, il peut encore. Il ferme à clé derrière moi. Je m’assois à ma table. Il baisse les stores. Je suis seule avec le Chinois et sa femme qui dort. Il n’y a que le bruit de la machine à café et des voitures.[28] » On sent bien le cloisonnement et l’esprit de protection qui règne dans le café. La narratrice est confortable, car elle est familière au milieu. L’emploi du pronom possessif « ma » pour désigner la table le montre bien. Par ailleurs, à la fin du roman, la narratrice décide de tuer son père. Après l’avoir poignardé, elle le regarde mourir : « Je le surveille. Il a plusieurs soubresauts, mais il n’arrive pas à se relever. L’odeur de sang de la maison de ma grand-mère et le corps décharné de mon grand-père me viennent à l’esprit. Je ramasse la boîte de biscuits et je commence à en manger. [29] » Ce passage montre bien l’effet d’emprise et de détente qu’a la nourriture pour elle.   


La relation que la narratrice entretient avec la nourriture est celle de l’amour et de la dépendance. D’une part, elle aime manger et se sentir repue. Lors d’un repas en compagnie de son ami Paul, la narratrice dit : « Je sens le haut de mon corps s’alourdir. Je suis bien. La nourriture me comble.[30] » On voit que la narratrice aime beaucoup manger et remplir le vide de son estomac. D’un autre côté, cette relation est aussi celle d’une dépendance. Pour le montrer, l’auteure décrit, à répétition, ce que le personnage mange : « Je ne voulais qu’un café. J’ai quand même pris des falafels croulant sous la sauce de sésame. J’ai rajouté du sel. Les falafels étaient tièdes.[31] » En décrivant dans les moindres détails ce qu’ingère la narratrice, l’auteure montre au lecteur, par le biais de l’accumulation, la dépendance à laquelle fait face la femme. La faim est omniprésente dans le livre. La femme a toujours hâte de manger. Au moment d’écouter un message de son ami Mel, la narratrice devient incapable de se concentrer, car elle a envie de manger : «  Je n’écoute pas le reste du message. Je veux manger. Il reste du riz aux tomates dans un plat. J’ai faim. J’allume le gaz. Tout va très vite. Le riz brûlant m’emplit la bouche. Je mange à même la casserole.[32] » Les courtes phrases et l’effet de rapidité montrent la violence de l’envie de nourriture du personnage.


En comparaison, les deux personnages ne peuvent se passer de manger et conservent une relation très étroite avec la nourriture. Cependant, chacun conserve sa vision personnelle de celle-ci. Par exemple, Melvin voit la nourriture comme une façon d’être un artiste en modelant son corps et la narratrice de La Danse juive la voit comme un réconfort. La dépendance à la nourriture des deux personnages est aussi mise en valeur dans chacun des deux romans. La notion d’emprisonnement revient aussi souvent dans le monde de Melvin et de la narratrice. Le premier l’est mentalement et par rapport à son logement. La femme, elle, a été cachée et emprisonnée par ses parents durant son enfance, car ceux-ci avaient honte de son corps. Sans oublier que les deux le sont, à la fois de leur dépendance et de leur corps.
Pour ce qui est de leur santé, cette relation avec la nourriture ne fait que courir à leur perte. Dans le livre La Danse juive, on ressent bien les effets de l’excès de nourriture sur la santé : « Je mets mes bottes devant ma mère, je ne me cache pas. La peau de mon visage rougit sous l’effort ; elle me voit essayer de reprendre mon souffle, les jambes anormalement écartées, entièrement absorbées par la douleur de mon corps.[33] » Les gestes simples du quotidien deviennent de grandes épreuves pour ces personnes en surpoids.

Fernando Botero et la belle chair

            Bien que le corps obèse soit souvent considéré comme laid et malade, certains les voient plutôt féminin et attrayant. C’est, entre autres, le cas des peintures de Fernando Botero. Le peintre colombien aime représenter des hommes, des femmes, des enfants, des animaux, des fruits et des objets, tous volumineux. Sa forme de prédilection est assurément la sphère. Dans cette partie de l’analyse, il sera question de l’analyse artistique formelle de cinq peintures de femmes nues, peintes par Botero.

Femme devant le miroir, Fernando Botero, 1986

            Dans les cinq portraits, Femme devant le miroir (1986), La chambre (1982), Vénus (1989), Le bain (1989) et Femme devant la fenêtre (1990) des femmes nues et obèses sont représentées. La première toile montre une femme devant le miroir, la deuxième une femme assise sur son lit, la troisième une femme qui se peigne, la quatrième une femme devant le miroir et la cinquième une femme devant une fenêtre.
Ces tableaux représentent ce que l’on pourrait appeler des « instants dodus[34] ».Ce sont de courts instants, mais utilisés à leur pleine capacité. Souvent représenté par un mouvement suspendu et lent, le moment semble s’éterniser. Ce concept s’applique dans les cinq toiles. Le meilleur exemple reste, sans aucun doute, celui de Vénus. La femme peinte replace la boucle dans ses cheveux. Son geste suspendu crée à la fois une tension dans l’œuvre et un esprit de paresse souvent associé aux gens atteints d’obésité.

Vénus, Fernando Botero, 1989
Par ailleurs, dans toutes ces toiles, la femme est l’objet principal de l’œuvre. Elles sont toutes au centre de la toile, la focalisation est donc statique. De plus, la composition est majoritairement faite d’axes verticaux, donc encore une fois, elle est statique. Pour ce qui est de l’espace, il y a une simple hiérarchie des plans. Que ce soit pour ne pas les gêner ou par pur dégoût, la plupart des gens vivant dans notre société actuelle préfèrent ne pas regarder les obèses. Or, la neutralité de la composition des toiles de Botero sert à mettre en valeur la femme en lui donnant toute l’attention. Les spectateurs sont donc contraints de regarder les corps obèses.
Femme devant la fenêtre, Fernando Botero, 1990

Dans tous les tableaux du peintre, les formes sont rondes. C’est ainsi que l’on fait son entrée dans l’univers de Fernando Botero[35]. Comme le peintre est fasciné par la représentation des volumes, sa fascination pour la sphère est présente dans l’ensemble de son œuvre. Il ne se contente pas de représenter les femmes tout en rondeur. Il crée un univers où même le mobilier et les animaux sont ronds. Par exemple, le miroir de Femme devant le miroir et la toilette de Le bain ont des formes très sphériques. Aussi, les objets sont disproportionnés, par rapport au personnage. Par exemple, le lit de La chambre est beaucoup plus petit qu’il devrait l’être, rendant la femme encore plus immense. Encore une fois, cela met l’accent sur le sujet de l’œuvre, soit la femme obèse et ses rondeurs.

La chambre, Fernando Botero, 1982

Le bain, Fernando Botero, 1989





Sur les peintures de Botero, le trait du pinceau n’est pas visible. Outre le fait que les formes soient exagérées, l’image est léchée et réaliste. Aussi, il y a une harmonie de couleur dans Le bain et dans Femme devant la fenêtre. Celles-ci sont composées de couleurs pures, elles illustrent l’énergie, la vitalité et la frivolité de ces femmes. Tandis que dans les trois autres œuvres, on observe plutôt une harmonie de couleurs chaudes qui expriment la chaleur humaine et la sensualité. Car, bien que les corps soient gros, Botero les peint autrement. C’est le concept de la « Belle chair[36]». Les obèses sont lisses, sans aucune ride. Ils n’ont pas l’air lourd et semblent légers et gracieux. C’est donc une idéalisation de l’obésité que Botero nous expose. En plus, toutes ces œuvres mettent en valeur les atouts féminins des femmes. Elles sont maquillées, chaussées de talons hauts et décorées de bijoux. En peignant ces toiles, Botero montre que l’obésité a une facette bien féminine et amène un tout autre point de vue de la corpulence dans l’art.   


 En conclusion, l’obésité est présente dans nos vies de tous les jours, partout autour de nous. Dans la littérature et dans les arts, les points de vue sur cette maladie sont nuancés. Alors que certains artistes dénoncent la lâcheté et l’abus dont font preuve les obèses, d’autres les défendent en montrant que la société peut être impitoyable à leur égard. Pour ce qui est d’Amélie Nothomb et de Lise Tremblay, elles montrent la douleur que peuvent ressentir ces individus. Chacune montre le mal psychologique et physique que les personnages en surpoids ressentent. Ne contribuant pas à leur bien-être, les regards qu’a la société sur leur corps peuvent être dévastateurs. De surcroit, les deux romans montrent que la dépendance avec la nourriture peut être aussi dangereuse sur la santé et sur le moral que la drogue. Quant à Fernando Botero, il montre le charme des femmes obèses. Il les représente agiles, gracieuses, souples et idéales. Ces différentes manières de voir la maladie de l’obésité sont une richesse pour l’art. De nos jours, il n’est plus seulement question de personnages obèses créés par des artistes. Maintenant, des artistes obèses laissent tomber les préjugés et pratiquent leur art. C’est notamment le cas du duo de danseurs Les gros. De taille non conventionnelle pour le métier qu’ils pratiquent, Émilie Poirier et Pascal Desparois assument la beauté des rondeurs de leur corps. Ces deux danseurs brisent ainsi les tabous du poids, surprennent et choquent le public. L’obésité n’est pas près de disparaître de l’art, car il y a encore beaucoup à dire sur ce sujet ou en d’autres termes, cette problématique très actuelle.     


Médiagraphie

NOTHOMB, Amélie, Une forme de vie, Paris, Albin Michel, 2010, 169 p.

TREMBLAY, Lise, La Danse juive, Québec, Leméac, 1999, 143 p.

VIGARELLO, Georges, Les métamorphoses du gras, Paris, Éditions du Seuil, 2010, 362 p. Chapitres consultés: « La révolution du mince» », p 251-261 et « Les mutations du débat contemporain. Mal identitaire, mal sournois », p. 280-295.

FISCHLER, Claude, « La symbolique du gros », Communications, Vol : 46, 1987, p. 255-278. (Consulté sur Persée le 15 février 2011) 

LASCAULT, Gilbert, Botero La peinture, Paris, Cercle d’Art, 1992, 29-56p.

NICOUD, A., « Danser avec les gros », La Presse, Montréal, mars 2011, p. ARTSETSPECTACLES6. (Consulté sur Euréka le 28 mai 2011)





[1]  G. VIGARELLO, Une forme de vie, p. 293.
[2]  A. NORTJOMB, Une forme de vie, p. 63.
[3]  A. NOTHOMB, Une forme de vie, p. 31.
[4]  A. NOTHOMB, Une forme de vie, p. 154.
[5]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 35.
[6]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 118.
[7]  G. VIGARELLO, Les métamorphoses du gras p. 294.
[8]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 110.
[9]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 104.
[10]  A. NOTHOMB, Une forme de vie, p. 57.
[11]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 124.
[12]  C. FISCHLER, La symbolique du gros, p. 260-261.
[13]  A. NOTHOMB, Une forme de vie, p. 117.
[14]  A. NOTHOMB, Une forme de vie, p. 167.
[15]  A. NOTHOMB, Une forme de vie, p. 153.
[16]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 59.
[17]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 47.
[18]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 70.
[19]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 94.
[20]  C. FISCHLER, La symbolique du gros, p. 255.
[21]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 111.
[22]  A. NOTHOMB, Une forme de vie, p. 162.
[23]  Le body art est une forme d’art contemporain qui vise à faire de son corps une œuvre d’art.
[24]  A. NOTHOMB, Une forme de vie, p. 64.
[25]  A. NOTHOMB, Une forme de vie, p. 152.
[26]  G. VIGARELLO, Les métamorphoses du gras, p. 294.
[27]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 90.
[28]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 50.
[29]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 142.
[30]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 24.
[31]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 64.
[32]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 15.
[33]  L. TREMBLAY, La Danse juive, p. 86.
[34]  G. LASCAULT, Botero la peinture, p. 46.
[35]  G. LASCAULT, Botero la peinture, p. 50.
[36]  G. LASCAULT, Botero la peinture, p. 33-34.