Création : La petite bouteille bleue



La petite bouteille bleue

Jeanne rassembla toutes ses forces pour exécuter son dernier geste. Vacillante, elle repoussa le tiroir dans lequel elle avait pris la petite bouteille bleue, ouvrit le bouchon et renifla l'odeur qui s’en dégageait. Les vapes qui en sortirent étaient si violentes et chimiques qu'elle dû reculer pour reprendre un rythme respiratoire normal. Le bouchon enfin refermé, elle commença à se diriger vers la cuisine. Elle pouvait déjà sentir la nourriture qui cuisait dans le four. Puis, de son pas incertain, elle passa devant la grosse femme affalée sur son lit qui se reposait avant d’entamer son troisième festin de la journée. Presque aussi large que son lit, le corps paraissait difforme tant il était gras et bourrelé. Jeanne détourna la tête et accéléra, du mieux qu’elle put, le rythme de sa marche. Le bruit de la machine à café confirma à Jeanne qu’elle fonctionnait. Elle s'approcha du comptoir où elle était placée, ouvrit la cafetière et la petite bouteille bleue qu’elle tenait dans sa main. Sans réfléchir et le plus rapidement possible, Jeanne versa le contenu de la bouteille, de ses mains osseuses et tremblantes, jusqu'à la dernière goutte.

***
Son gros corps emplissait tout l’espace de la cuisine tandis qu’elle s’efforçait de mastiquer et d’engloutir tout ce qu’elle introduisait dans sa bouche. Manger lui demandait un effort incroyable. Elle inspirait et soupirait bruyamment. Les ronds de sueur cernaient de plus en plus son chandail gris et délavé, pendant que la transpiration donnait une luisance à sa peau grasse. À chaque bouchée, elle avait l'impression de sentir son corps se transformer en cellules adipeuses. C’était sa récompense, grossir pour être plus puissante. L’appartement dans lequel elle vivait était tout petit et l'espace semblait insuffisant pour contenir son immensité. Debout derrière le comptoir et concentrée à avaler tout ce qui pouvait se digérer, elle ne voyait pas le fouillis autour d’elle. Des verres sales s'empilaient au travers des restes de nourriture lâchement laissés sur les meubles de la cuisine. Des assiettes souillées et des ustensiles utilisés plusieurs jours sans être lavés étaient éparpillés sur la table et sur le sol, parmi quelques insectes qui s’enfuyaient. À ses pieds, la moquette crasseuse du plancher contribuait à donner une odeur rance à la pièce. Parfois, en se réveillant le matin, les yeux de Jeanne piquaient tellement l’odeur d’humidité et de nourriture en putréfaction était insupportable.

L’appartement était constitué d’un salon, d’une minuscule salle de bain, d’une chambre pour la mère et surtout d’une cuisine. C’était ce dans quoi vivait la grosse femme. En retrait, un sofa donnait sur cette même cuisine. C'était le monde que connaissait Jeanne, son univers. Frêle et étendue sur ce sofa, la petite avait les yeux fixés sur la grosse femme. Elle la regardait avidement, de ses yeux cernés et elle s’imaginait manger toute cette nourriture. Jeanne voulait sentir ses organes gonfler tellement tout la remplirait, elle en rêvait constamment. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était de se sentir vivante et remplie d'énergie. Au mieux, ne plus se sentir si vulnérable physiquement. D’une maigreur extrême, on pouvait voir tous ses os à travers ses vêtements négligés et à bout de force, elle n’avait d’autre choix que de passer ses journées couché, attendant patiemment la fin de sa vie ou que sa mère lui lance un bout de viande. Jeanne essaya de se replacer sur le sofa de façon à mieux voir sa grosse mère manger. La nausée et les étourdissements lui vinrent sur le champ. Vivre était devenu pour Jeanne une énorme souffrance et chaque geste était difficile maintenant. Elle accota sa tête trop grosse pour son tout petit corps sur le bras collant d’humidité du sofa et ferma les yeux. La nourriture sentait bon, elle inspirait de grandes goulées sentant presque la texture chaude descendre le long de sa gorge et entrer violemment dans ses poumons. Elle imaginait une bonne soupe chaude et rassurante, peu importe la sorte, c’est tout ce que Jeanne souhaitait : entrouvrir ses pâles lèvres et tout laisser entrer.

Plus loin, la grosse femme attrapa, de ses mains enflées, un tas de pommes de terre pilées qui reposait dans un grand bol sur le comptoir et l’enfonça dans le trou noir de sa bouche, tout en regardant sa fille épuisée. Les résidus de nourriture qui n’avait pas été mastiquée ressortaient de ses lèvres et s’écrasaient sur son chandail déjà souillé. Le reste coulait et créait des sillons huileux sur son cou adipeux. La petite était couchée plus loin, immobile sur le sofa et impuissante. La bouche pleine, elle sourit, laissant paraître des dents couleur jaunâtre. Ses petits yeux noirs, si petits dans ce visage démesuré, pétillaient et attendaient toujours une réaction de Jeanne. De sa petite Jeanne les yeux fermés et le ventre creux, elle qui aimait tant la regarder se rassasier.

Jeanne ne dormait pas. Elle attendait avec impatience que sa mère trempe ses lèvres dans ce que serait sa mort. Qu'elle se délecte de son propre poison qu’elle cachait dans le tiroir de la salle de bain et que son corps graisseux s'écrase sur le sol, lourd et inerte. Pour la première fois depuis bien des années, Jeanne croyait pouvoir s'en sortir. Elle repensa au fameux lundi où elle avait vu la vraie vie. Sa mère attendait sa commande de l’épicerie du coin. Aussitôt que la sonnette de la porte retentit, la grosse femme se précipita pour ouvrir la porte et Jeanne l’espace d’une seconde avait pu voir le jeune garçon qui avait fait la livraison. Rayonnant, il avait les pommettes roses et les yeux clairs. Depuis, Jeanne était persuadée qu’il y avait quelque chose de mieux à l’extérieur de l’appartement. S’apercevant que Jeanne avait tout observé du livreur, sa mère l’avait privée de nourriture pendant quatre jours et cela avait confirmé à la petite qu’il y avait bien quelque chose de mieux que de regarder sa mère s’empiffrer et que cette dernière la privait de ce mieux. En versant ces quelques gouttes de liberté dans le café de sa mère, elle avait senti en elle une force jamais ressentie auparavant. Elle allait être capable de tout et libre. Jeanne se concentra sur le bruit de la mastication de sa mère. Le rythme était maintenant nonchalant, la grosse s'épuisait. C'était bientôt la fin du repas.

Toujours en regardant sa fille, la mère prit la tasse de café qui reposait sur le comptoir dans ses mains. Sans geste brusque, elle prit un bâtonnet et le fit lentement tourner dans la substance noire. C'était encore un peu trop chaud. Elle attendait toujours le bon moment pour prendre son café. Avec ce même sourire dévoilant sa dentition, elle attendait la température idéale. Incapable d’attendre plus longtemps, elle sortit du congélateur quelques cubes de glace et les laissa fondre dans son café. Une fois la tasse et le liquide plus froid, elle renifla le contenu de la tasse. Puis, la grosse femme s'approcha en douceur de sa fille et lui dit :
-          « Tiens, ça va te faire du bien. Depuis tout ce temps où tu me regardes le boire, il serait grand temps que tu y goutes. Je sais que tu en veux.»

Jeanne ouvrit les yeux. Un frisson d'horreur traversa son corps décharné lorsque la figure enflée et rougeâtre s’approcha à quelques centimètres d'elle avec la tasse empoisonnée à la main. Jeanne essaya de retenir sa respiration pour ne pas laisser entrer l’odeur de la tasse de café dans ses parois respiratoires. La mère tendit sa main crasseuse vers la figure de sa fille. Les lèvres bleues et les yeux sortis de la tête, Jeanne ne respirait pas pendant que la grosse flattait sa fragile peau de ses ongles jaunis. Tranquillement et impitoyablement, la mère s'occupa de faire tout entrer le chaud liquide dans la gorge de sa fille qui impuissante, ne retenait plus ses larmes et les laissaient couler sur ses joues creuses et désormais blanches.


Réflexion critique

   Dans cette création littéraire, j’ai voulu montrer l’aspect plus négatif des obèses en exagérant les préjugés que la société peut parfois porter sur eux quant à leur égoïsme, leur laideur et leur lâcheté, d'où le choix de narrateur externe. Contrairement aux deux romans que j’ai analysés soit, Une forme de vie d’Amélie Nothomb et La Danse juive de Lise Tremblay, les lecteurs n’auront pas pitié du personnage obèse et ne voudront ni s’attacher, ni s’identifier à lui, car je n’ai pas idéalisé les personnages comme Fernando Botero le fait dans ses toiles. Au contraire, j’ai voulu montrer la laideur du corps et de la personnalité de la grosse femme de mon histoire. Aussi, je me suis inspirée du concept du « vampirisme » élaboré par le chercheur Claude Fischler que j’ai vu dans mes recherches sur la psychologie des individus obèses. Comme l’abondance de nourriture n’a jamais été assurée dans n’importe quelle société, certaines personnes n’arrivent pas à se nourrirent convenablement. Ainsi,  lorsque l’obèse mange exagérément de la nourriture, c’est comme s’il se nourrissait de la nourriture de l’autre ou si on va plus loin, de l’autre lui-même. C’est, en résumé, le concept du « vampirisme[1] » de M. Fischler. Pour réussir à bien rendre mon personnage obèse repoussant, j’ai décidé d’utiliser un genre littéraire d'horreur afin de dégouter encore plus le lecteur de la personnalité du personnage. D’ailleurs, je pense avoir globalement réussi à le rendre dégoûtant grâce à mon style qui mettait en valeur le champ sémantique de la graisse. Bien entendu, je me suis inspirée à la fois des deux romans que j’ai analysés pour décrire le corps du personnage obèse ainsi que de mes recherches pour bâtir l’histoire. De plus, pour la tension psychologique, je me suis inspiré de l’écriture de Stephen King.


 Je pense que mon texte a un point de vue et un sujet original puisqu'il propose un thème peu commun d'une manière surprenante, soit très sombre. De surcroit, il est très différent des œuvres que j’ai précédemment étudiées, car comme dit plus haut, les lecteurs ne sont pas charmés et n'ont pas pitié du personnage obèse. Il ne faut pas oublier non plus que dans notre société actuelle, les problèmes de santé reliés à l’alimentation sont très fréquents, donc la diversité corporelle l’est d’autant plus. Conséquemment, je crois qu'il est pertinent d’utiliser ce thème actuel au niveau artistique, puisqu’en temps normal, l’art représente plus souvent des corps parfaits et en santé et ce n’est pas représentatif de notre société. C'est pourquoi j'ai fait ces choix quant à ma création littéraire.


[1]  C. FISCHLER, La symbolique du gros, p. 268-269.